GALERA GELARE

Christian Esculier (Le Crampon, Décembre 1995)

 

Deux hivers au Québec m'ont amené à m'intéresser de près aux grands froids (et réciproquement, comme dirait Philippe). L'excellent article d'Antoine sur les gelures m'a donné envie de proposer quelques compléments pour que Gumsus Hibernatus soit encore plus vigilant vis à vis du froid. Mon objectif est de préciser quelques mécanismes afin que la prévention s'appuie sur une meilleure compréhension du phénomène.

Le vent

Son influence est considérable et justifie les nombreuses études faites sur le sujet. Le mécanisme par lequel le vent contribue au transfert thermique est simple : il empêche l'installation des couches d'air au sein desquelles s'amortit la décroissance de température (le gradient thermique).

En l'absence de vent nous sommes en effet enveloppés de multiples et très fines couches d'air, de température de plus en plus basse quand on s'éloigne de la partie "chaude". Une grande différence de température existe entre les couches extrêmes, mais deux couches voisines n'ont entre elles qu'un faible gradient et donnent lieu à peu d'échanges thermiques. Ainsi, sans en être forcément conscients, nous vivons enveloppés dans un cocon de couches d'air qui nous maintient (relativement) au chaud.Pour l'essentiel, les vêtements ne font que renforcer le phénomène en épaississant et en stabilisant les couches d'air. Le vêtement le plus externe bénéficie quand même du cocon naturel des multiples couches d'air et n'est donc pas réellement au contact de l'air ambiant.

Quand il y a un peu de vent, les couches d'air proches de la surface (peau ou vêtement) restent en place mais les couches plus lointaines (à quelques millimètres par ex.) sont chahutées et, en l'absence d'ancrage, sont arrachées. Le gradient de température est donc plus grand et tout se passe comme si la température extérieure était plus basse.Plus le vent est fort, plus il déniche les couches d'air près de la surface et plus le gradient est important. Le renforcement du vent est donc équivalent à un abaissement de la température. Le thermomètre n'indique pas cet abaissement car il ne mesure pas le gradient ; il est d'ailleurs fait pour avoir le minimum d'inertie thermique. Mais tout corps qui tend à se maintenir à une température supérieure à celle de l'air ambiant subit le phénomène.

Des tableaux détaillés ont été établis à ce sujet. Quelques chiffres suffisent pour fixer les idées.

Vitesse du vent en km/h<

températures en °C
(t° équivalentes si v>0)

0 km/h -20° -40°
25 km/h -10° -38° -65°
50 km/h -18° -46° -78°
75 km/h -20° -50° -84°

Ainsi, quand le thermomètre indique -20°C (température de l'air ambiant sans vent), avec un vent soufflant à 25 km/h - force 4 pour les marins, qui parlent alors de "jolie brise" l'alpiniste se trouve dans des conditions de froid équivalentes à une température de -38°C sans vent. Si son équipement est prévu pour ce froid (et ce vent), tout va bien. Mais si son équipement est prévu pour -20°C (ce que son thermomètre s'obstine à indiquer), il se caille sérieusement. Et si le vent se renforce notablement, il peut être confronté à une situation équivalente à du -50°C sans vent.

Ces chiffres montrent que l'effet du vent n'est pas de l'ordre du pouillème.

On peut d'ailleurs mettre en évidence des faits intéressants en traçant les courbes d'abaissement équivalent de température dû au seul effet du vent.

courbes d'abaissement de la température équivalente en fonction du ventCes courbes révèlent qu'en dessous de 10 km/h le vent n'a pratiquement pas d'effet thermique. Ensuite il y a un décrochage d'autant plus brutal que l'air ambiant est froid. Une jolie brise génère à elle seule -10° de froid équivalent avec de l'air ambiant à 0°C, alors qu'elle génère -25°C de froid équivalent avec de l'air ambiant à -40°C  (ce qui nous fait au bout du compte du -65°C).

Quand le vent forcit, lorsque l'air ambiant n'est pas vraiment froid, un palier est rapidement atteint. Ainsi, avec un air ambiant à 0°C, au-delà de 50 km/h il n'y a pratiquement pas de nouvelle aggravation thermique on reste aux alentours de -20°C de baisse équivalente due au vent. Si au contraire l'air ambiant est froid, le vent en forcissant consolide son oeuvre de dégradation thermique avec -40°C au thermomètre, 50 km/h de vent génèrent -38° de froid équivalent (soit -78°) et 75 km/h de vent - ce qui commence à bien souffler - génèrent encore -6° de froid (on arrive à -84° !).

Tout cela montre que le vent a des effets d'autant plus importants que l'air ambiant est froid. Il aggrave donc très fortement la situation. Les habitants des pays de grands froids parlent avec humour d'un -40°C calme. Mais quand le vent s'en mêle, ils ne plaisantent plus ; le froid lui-même se prend au sérieux, il faut se terrer et attendre que ça passe.

L'humidité

Elle intervient par au moins trois processus, tous défavorables à la lutte contre le froid.

  • Un vêtement humide est moins thermo-isolant qu'un vêtement sec. Selon la nature de la fibre, l'impact de l'humidité est plus ou moins important mais il est toujours négatif. Certains tissus ne protègent pratiquement plus du tout du froid quand ils sont humides, essentiellement parce qu'ils n'ancrent plus de couche d'air (et qu'au pire ils servent de support à une couche d'eau).

  • Les échanges thermiques avec un liquide sont beaucoup plus importants qu'avec un gaz. Ainsi, la peau en contact avec de l'eau, même peu froide, va perdre beaucoup plus de calories qu'en contact avec de l'air froid. Le système des multiples couches fines se met également en place dans le cas d'un liquide, mais les échanges sont néanmoins incomparablement plus importants. Je ne sais pas s'il existe des équivalences thermiques comme dans le cas du vent, mais je pense que de l'eau à +10°C en contact avec la peau peut avoir le même effet que de l'air à -20°C ou -30°C. On comprend aisément que patauger dans de la neige mouillée avec des chaussures perméables, et donc des chaussettes trempées, conduise à de sérieuses gelures. La transpiration peut conduire à une situation un peu semblable. Solution possible les sous-chaussettes étanches - elles protègent les chaussettes de cette source d'humidité et préservent donc leur pouvoir isolant. Faut-il encore, comme le souligne Antoine, que les chaussures ne laissent pénétrer ni eau ni neige par quelque moyen que ce soit.

  • L'humidité a également des effets négatifs par le biais de l'évaporation, qui est particulièrement importante en haute altitude car l'air y est très sec. Ce phénomène génère des frigories et refroidit donc le lieu où il se produit. Pour limiter l'évaporation, il faut limiter la sudation et donc éviter d'être trop chaudement vêtu lors de l'effort. Ceci implique éventuellement des ajustements vestimentaires fréquents... qui doivent être rapides pour ne pas ralentir la progression.

La deshydratation

Puisque l'eau externe pose de sérieux problèmes par grand froid, on pourrait se dire qu'il faut réduire l'apport d'eau interne (par exemple pour moins suer). Très grave erreur! Il faut au contraire beaucoup boire, 3 à 5 litres par jour minimum. Comme le souligne Antoine, le froid et l'altitude se conjuguent pour accroître nos besoins en eau (ex forte évaporation pulmonaire liée à la sécheresse de l'air ambiant en haute altitude) et le risque de gelure est beaucoup plus grand si l'on ne boit pas abondamment.

La production d'eau à partir de la neige doit donc être garantie en toutes circonstances et le matériel nécessaire considéré comme "stratégique". Le transport de l'eau liquide doit aussi être assuré, pour que l'on ne se retrouve pas au moment de boire avec un superbe bloc de glace...

Il est intéressant de souligner un phénomène biologique qui a un impact sur les besoins en eau. Un sportif entraîné produit l'essentiel de son énergie à partir de graisses et le processus consomme relativement peu d'eau. Au contraire, quelqu'un qui n'est pas entraîné produit une grande part de son énergie à partir de sucres, et là il faut beaucoup d'eau. Ceci contribue à différencier les besoins en eau de chacun et justifie que l'on ne fixe pas une norme rigide. Pour convaincre les gens d'affronter la montagne hivernale en bonne condition physique, cet argument hydrique ne doit pas être oublié car il se traduit par un sac plus léger, moins de corvée d'eau, moins d'arrêts.

Lors de longs séjours par grand froid, une alimentation spécifique est nécessaire - qui en plus doit rester appétissante (et l'altitude complique également les choses de ce point de vue). Dur, dur !

La détection de gelures en cours de formation?

Il est presque impossible de "sentir" une gelure s'installer (et donc éventuellement de limiter immédiatement les dégâts). La moindre activité qui accapare tant soit peu l'attention fait que l'on ne s'aperçoit pas de l'emprise du froid. La douleur initiale est faible, rapidement suivie par une insensibilité totale. Dans le feu de l'action - si l'on peut dire - on ne peut guère espérer surveiller l'évolution de la situation thermique des extrémités de son propre corps et il est peu probable que les autres puissent nous avertir, la gelure étant par nature localisée et n'affectant pas forcément une partie à découvert.<

La prévention

Si l'on considère d'une part les faibles chances que l'on a de sentir la gelure se mettre en place, d'autre part le peu d'amélioration à attendre du "traitement" immédiat de la partie gelée, il est clair que la prévention est déterminante. Antoine indique dans son article l'ensemble des précautions à prendre et aucune ne doit être négligée. J'en ajouterai même une : enduire de pommade grasse les parties du corps soumises au risque de gelure.

Prendre des décisions en situation extrême ?

Pour conclure, je crois qu'il faut souligner les problèmes que pose la prise de décision en situation extrême. Antoine aborde ce sujet sous divers angles (inattention, indifférence du sujet, et pour diverses causes (fatigue, effet de l'altitude, ...).Il faut être clairement conscient du phénomène: au-delà d'une "frontière" - différente pour chacun, mais qui existe toujours - il n'est plus possible de prendre de décisions en fonction de critères sains.

Ce problème est complexe et doit être pris en compte lors de la phase préparatoire. Tout comme on anticipe alors le mauvais fonctionnement possible d'un réchaud, il faut anticiper les défaillances possibles du pouvoir de décision, individuel et/ou collectif, et être en mesure de passer en "automatique" le cas échéant.

Parmi les règles qu'on peut se donner en ce qui concerne le froid, celle qui consiste à surveiller la conjonction de facteurs aggravants paraît essentielle. Un seul de ces facteurs risque de faire des dégâts. La conjugaison de plusieurs facteurs ne laisse pratiquement aucune chance de bien se tirer d'affaire.